ENFERS ET PARADIS, article écrit par Olivier CLÉMENT, Mircea ELIADE Prise de vue Sur les diverses représentations des Pays des Morts, de nombreux ouvrages ont été écrits, mais nous sommes encore loin d'avoir une bonne description de tous les « enfers », champs Élysées et îles des Bienheureux qui constituent la géographie funéraire de l'humanité. Il serait imprudent de réduire cette multiplicité de paysages à quelques types nettement déterminés, bien qu'on puisse distinguer un certain nombre de « motifs » dominants : demeures au ciel, dans la lune, au-delà de la mer, dans les montagnes, etc., et surtout sous la terre (les prétendus « enfers » qui, au moins dans les croyances des primitifs, ne sont pas toujours aussi terrifiants que le laisse entendre notre terminologie ; la plupart du temps, il s'agit seulement d'un « pays » comme les autres, que l'on imagine dans une région lointaine et souterraine). C'est là que les âmes désincarnées habitent, sous forme d'ombres, répliques appauvries des corps, ou déjà modifiées, sous forme de larves, d'animaux, de plantes même ou d'objets en apparence inanimés. Cette postexistence ne se laisse point, elle non plus, ramener à un certain nombre de types : de l'activité la plus complexe à la torpeur pétrifiée, toutes sortes de « vies » sont accordées aux trépassés. Pour un grand nombre de populations primitives, il s'agit d'une répétition plus ou moins complète de la routine de l'existence terrestre ; d'autres fois, la survivance est plus « spirituelle » ou réduite à un symbole, à un signe. Les représentations primitives Chez les « primitifs », les représentations de l'autre monde sont d'une étonnante variété. Il y a, d'abord, la croyance que les morts continuent la même existence que les vivants, dans un paysage qui constitue une sorte de double de celui qu'ils habitaient sur la terre. Cette conception est assez commune en Afrique, mais elle se rencontre aussi ailleurs (chez les Indiens Hopi, en Birmanie, en Nouvelle-Guinée). Pour ne donner qu'un exemple, les Bassouto de la Zambie estiment que les morts retrouvent les villages, les vallées et les mêmes bois familiers, où ils vont poursuivre leur genre d'existence, chassant, festoyant, se querellant et se mariant comme avant. Mais la croyance existe également que l'autre monde, tout en ressemblant à celui des vivants, lui est supérieur : là on ne connaît ni la faim, ni la souffrance, ni le travail : les morts restent jeunes et passent leur temps à danser. En Nouvelle-Guinée, les maisons, les jardins des morts sont plus riches que ceux des vivants : en Nouvelle-Calédonie, les fruits sont réputés meilleurs que ceux que produisent les arbres de notre terre. Certaines de ces croyances se rencontrent, on le verra, chez des peuples plus évolués, et elles se reconnaissent même dans les représentations des paradis bouddhique, orphique et chrétien. Non moins commune, et universellement répandue, est la croyance en un autre monde lugubre, vrai séjour des ombres. Les morts survivent à peine dans une obscurité froide, peuplée de fantômes impuissants. Cette conception, attestée chez les primitifs, se retrouve dans l'ancien Proche-Orient et dans la Grèce antique. Dans son rêve, Enkidu, l'ami du fameux héros mésopotamien Gilgamesh, voit les morts dans les enfers : La poussière est leur nourriture, la boue 2 leur aliment. 2 Comme les oiseaux ils sont revêtus de plumes, 2 ils sont dans les ténèbres et ne reverront jamais 2 plus la lumière. Job parle lui aussi de la « région des ténèbres et de l'ombre épaisse, où règnent l'obscurité et le désordre, où la clarté même ressemble à la nuit sombre » (Job, x, 21-22). Entre l'Aralou babylonien et le Shéol hébraïque, il n'y a pas grande différence, et Homère ne concevait pas autrement l'Hadès. « Plutôt louer mes bras à un étranger, s'écrie Achille, plutôt servir un maître de fortune médiocre ayant à peine de quoi vivre, que régner sur tout ce peuple de trépassés ! » À côté de ces visites sombres des enfers souterrains, la croyance existe d'un pays des morts situé sur la terre, mais à une distance plus ou moins considérable. La direction en est connue, mais elle n'est pas toujours la même. Selon certains peuples (par exemple, les Ba-Ila de la Zambie), les trépassés voyagent vers l'est, en sens inverse du soleil, et, finalement, ils franchissent un abîme qui désormais les sépare du monde des vivants. Selon d'autres peuples (par exemple, les Soudanais Mossi), le « village des ancêtres » se trouve au sud. C'est toujours vers le sud, à une distance de 86 000 lieues, que les Indiens situent le pays de Yama, le roi des morts. On rencontre aussi la croyance en un autre monde septentrional. Quant à l'occident, la direction où décline le soleil, il est par excellence la région des morts. Les Mexicains appellent l'autre monde « le lieu où dort le soleil ». Pour les Égyptiens, les morts étaient « ceux de l'Ouest ». Ailleurs, on croit que les âmes des trépassés se dirigent vers de hautes montagnes, des volcans, ou des îles lointaines. La demeure céleste des âmes est la croyance la plus répandue dans certaines religions du Proche-Orient antique, de l'Inde et du monde hellénistique. Pourtant le ciel n'est pas considéré comme le séjour obligatoire de tous les morts, mais seulement de certains privilégiés : héros, chefs, initiés dans les sociétés secrètes, magiciens ou, dans les civilisations plus évoluées, les âmes des vertueux. Ainsi, par exemple, pour les Égyptiens de l'époque des pyramides, seuls le pharaon et sa famille montaient au ciel. Plus tard, grâce surtout au triomphe du culte osirien, ce privilège sera étendu aux autres mortels. De même, dans l'ancien Mexique, c'étaient les nobles et les guerriers fameux qui suivaient le soleil dans sa course céleste. Dans nombre de cas, le séjour sidéral du trépassé est justifié par l'origine divine de l'âme : puisque c'est le dieu qui est censé avoir créé les âmes, celles-ci doivent retourner après la mort auprès de leur créateur. À des stades plus élevés de culture, correspondant à peu près aux civilisations des cultivateurs néolithiques et des premiers centres urbains, et aux civilisations pastorales, on remarque une modification progressive des conceptions relatives à la post-existence de l'âme. D'une part, l'importance de la sépulture rituelle s'accroît ; de l'autre, la stratification de l'au-delà en demeures « infernales » et demeures « paradisiaques » se fait de plus en plus radicale. La sépulture rituelle devient la condition sine qua non pour atteindre le pays des ombres. Le voyage du mort et la topographie de la nouvelle demeure sont décrits toujours plus minutieusement et en termes de plus en plus dramatiques. On en donnera plus loin quelques exemples. Quant aux différences du régime que peuvent connaître les morts, elles s'expliquent par des raisons multiples : rang social, prestige héroïque ou magique, genre de mort (mort violente, rituelle), initiation, abondance des rites, vie vertueuse. Mais on remarque la tendance générale « à juger » le mort selon ses vertus, ses capacités intellectuelles, son degré d'initiation, en un mot, selon sa perfection spirituelle. L'autre monde en Sibérie et en Asie centrale Les peuples de l'Asie septentrionale conçoivent l'autre monde comme une image inversée de celui-ci. Tout s'y passe comme ici-bas, mais à rebours : quand il fait jour sur la terre, il fait nuit dans l'au-delà (c'est pourquoi les fêtes des morts ont lieu après le coucher du soleil : c'est alors qu'ils se réveillent et commencent leur journée). À l'été des vivants correspond l'hiver dans le pays des morts ; le gibier ou le poisson est-il rare sur la terre, c'est signe qu'il abonde dans l'autre monde. Les Beltires posent les rênes et la bouteille de vin dans la main gauche du mort, car celle-ci correspond à la main droite sur la terre. En enfer, les fleuves remontent vers leurs sources. Et tout ce qui est renversé sur la terre est en position normale chez les morts : c'est pour cette raison qu'on renverse les objets qu'on offre, sur la tombe, à l'usage du mort, à moins qu'on ne les casse, car ce qui est cassé ici-bas est intact dans l'autre monde et vice versa. C'est grâce aux voyages extatiques des chamans qu'on connaît la topographie des enfers en Sibérie et en Asie centrale. Car c'est le chaman qui conduit l'âme du trépassé vers sa nouvelle demeure, et c'est toujours lui qui, en certains cas, descend aux enfers afin d'obtenir la bénédiction du Seigneur des morts. Le voyage extatique dans l'autre monde comporte d'innombrables difficultés. Il est toujours question d'obstacles qui semblent infranchissables : un grand fleuve barre la route du chaman, il doit traverser un pont qui ressemble à une lame de rasoir, des bêtes féroces le menacent, etc. L'ethnologue russe Potanin a publié la description d'une descente extatique aux enfers, telle que la lui aurait racontée un chaman altaïque. Le chaman traversa les monts Altaï et le désert chinois jusqu'à l'entrée de l'autre monde, les « mâchoires de la Terre » ou le « trou de fumée de la Terre ». En s'y engageant, il arriva tout d'abord à un plateau et rencontra une mer que franchissait un pont de la largeur d'un cheveu ; il l'emprunta et aperçut au fond de la mer les os des innombrables chamans qui y étaient tombés, les pécheurs ne réussissant pas en effet à traverser le pont. Le chaman passa devant ce lieu de torture des pécheurs, et il eut le temps de voir un glouton entouré des meilleurs plats qu'il ne pouvait atteindre. Passé le pont, le chaman chevaucha de nouveau en direction de la demeure d'Erlik Khan. Il réussit à y pénétrer, malgré les chiens qui la gardaient et le portier qui, finalement, se laissa convaincre par des cadeaux et lui permit d'entrer dans la yourte d'Erlik Khan, le seigneur de l'enfer. À l'issue d'une entrevue mouvementée, le chaman obtint la bénédiction d'Erlik, qui lui promit la multiplication du bétail et des bonnes récoltes. Des descriptions analogues ont été enregistrées non seulement en Asie centrale et en Sibérie, mais aussi en Océanie et parmi certaines tribus amérindiennes. L'intérêt de ces voyages extatiques des chamans est considérable : non seulement ils ont contribué à l'élaboration des mythologies de la mort et des géographies funéraires, mais les récits de telles aventures dans l'autre monde ont constitué la source première d'une certaine poésie épique en Asie centrale, au Tibet, en Grèce, et l'on en perçoit l'écho dans la Divine Comédie de Dante. Paradis et enfers des Indo-Iraniens Une hymne célèbre au Soma (Rig Veda, IX, 113) nous révèle le désir de l'Indien védique de prendre place, après la mort, auprès des dieux immortels, dans les mondes de lumière : Là-bas où brille la lumière perpétuelle, en ce même monde où le soleil a eu sa place (ô Soma) ! clarifié, dans cet inépuisable séjour d'immortalité, installe-moi ! Là-bas où est Yama, fils de Vivasvat, là-bas où se trouve l'enclos du ciel, là-bas où sont les eaux éternellement jeunes, fais de moi en ce lieu-là un immortel (ô Soma) ! Là-bas où chacun s'active suivant ses désirs, dans le triple firmament, dans le triple ciel du ciel, là-bas où sont les mondes de lumière, fais de moi en ce lieu-là un immortel (ô Soma) ! (traduction A. Varenne). Le voyage au ciel, le pont qui relie la terre au ciel, les deux chiens qui gardent le pont, l'interrogatoire de l'âme sont des motifs qui se rencontrent aussi bien dans l'Inde ancienne que dans l'Iran : ils remontent probablement à l'époque de l'unité indo-iranienne. Le pont, attesté dans l'Inde depuis le Yajur Veda, joue un rôle plus important encore en Iran : l'âme doit traverser le pont Cinvat qui, pour le juste, est large de neuf longueurs de lance, tandis qu'il est étroit « comme la lame d'un rasoir » pour les impies. Comme l'écrit Jacques Duchesne-Guillemin : « L'âme monte au ciel en quatre étapes, dont les trois premières correspondent respectivement à ses bonnes pensées (étoiles), ses bonnes paroles (lune) et ses bonnes actions (soleil). Le paradis suprême se trouve dans les Lumières infinies. L'âme y est conduite par Vohu Manah, qui la mène au trône d'or d'Ahura Mazdah. Au ciel, les âmes des justes se nourrissent de mets délicieux, tandis que les âmes des impies, dans les quatre zones de l'enfer, reçoivent une nourriture infecte. Dans l'Inde, le séjour souterrain, où règne Yama, est réservé aux pécheurs de toutes sortes. L'Isha Upanishad évoque « ces mondes que l'on nomme sans soleil, recouverts qu'ils sont d'aveugle ténèbre : y entrent après leur mort ceux qui ont tué leur âme. » Le pays des morts est gardé par deux chiens. « Tes deux chiens de garde, ô Yama, quatre yeux qui gardent le chemin, surveillant les hommes » (Rig Veda, X, 14, 11). Selon les Upanishad, après la mort, l'âme se dirige soit vers l'enfer (ce qui implique aussi des réincarnations d'ordre inférieur, surtout dans des animaux), soit vers une sorte de paradis dans la lune, en attendant les renaissances d'ordre supérieur. Ce chemin s'appelle la « voie lunaire » ou le « chemin des mânes ». Les vertueux et les parfaits prennent la « voie solaire » ou le « chemin des dieux », car le soleil permet l'accès au monde transcendantal de Brahman. Les âmes qui empruntent le chemin des dieux sortent définitivement de la roue des transmigrations. Il existe d'innombrables descriptions des vingt et un enfers imaginés par les Hindous. Les pécheurs sont dévorés par des bêtes fauves et par des serpents, ils sont laborieusement grillés, sectionnés au moyen de scies, tourmentés par la soif et la faim, bouillis dans de l'huile ou broyés au pilon, moulus dans des vases de fer ou de pierre, etc. Mais après avoir passé par de telles souffrances, les suppliciés vont connaître encore les angoisses qui accompagnent leur migration à travers des corps d'animaux. Les enfers ont leur contrepartie dans les paradis célestes qui leur correspondent. Les épopées – le Mahābhārata et le Rāmāyana – et les Purānas décrivent le ciel de chacun des cinq grands dieux. En ordre ascendant, ce sont le ciel d'Indra, peuplé de danseuses et de musiciens, le ciel de Çiva où règnent le dieu et sa famille, le ciel de Vishnu, construit tout en or et parsemé d'étangs couverts de lotus, le ciel de Krishna, avec ses danseuses et ses fervents, enfin le ciel de Brahmā, où les âmes jouissent de la compagnie de nymphes célestes. Les palais d'or et de pierres précieuses, les jardins paradisiaques, la musique d'instruments accompagnant les chants et les danses de très belles filles sont infatigablement décrits. Certains de ces thèmes paradisiaques hindous seront repris par les auteurs bouddhistes. Enfers et paradis bouddhiques Dans le Majjimanikāya, collection d'un certain nombre de « discours du Bouddha », les tortures de l'enfer sont décrites avec précision. Certains pécheurs, attelés à de lourds chariots, parcourent une étendue de flammes ; d'autres sont forcés de se jeter la tête la première dans un chaudron d'airain bouillant ; d'autres encore sont plongés dans une rivière de feu. Les auteurs bouddhistes postérieurs ont considérablement élaboré la description des supplices. Le nombre des enfers varie : dix, treize ou deux cent cinquante-six. L'« enfer du chaudron de fer » mesure soixante lieues d'étendue, et il faut trente ans pour descendre jusqu'au fond. Dans un autre enfer, le pécheur brûle pendant 576 millions d'années. Et cependant tous ces enfers sont considérés comme « temporaires ». Selon le Mahayana, il y a huit enfers chauds et huit enfers froids, chaque groupe étant entouré de seize enfers moindres. Parmi les huit enfers chauds, il en est un où les pécheurs s'arrachent mutuellement la chair avec des griffes de métal ; un autre où des éléphants de fer piétinent les victimes ; un troisième, dit l'« enfer de la chaleur cuisante », où les suppliciés sont réduits en cendres dans un fourneau. Dans un des enfers froids, la chair éclate et se couvre de plaies ; dans un autre, les lèvres gèlent. Quant aux paradis, ils sont, tout comme les enfers, « temporaires », et dans le bouddhisme primitif ils ne constituaient pas le but ultime du croyant. Mais, bien que rien ne puisse se substituer à la Délivrance et au Nirvana, les cieux paradisiaques du brahmanisme ont été acceptés comme des séjours temporaires des vertueux. Les textes rédigés en pāli comportent des allusions fréquentes aux « heureux royaumes du ciel », et à des cieux spécifiques comme le « Monde de Brahmā », le ciel des trente-trois dieux dont Indra est le souverain ou le ciel Tusita, habité par le Bouddha avant de renaître sur la terre. Mais, tout comme pour les enfers, le Mahāyāna élabora systématiquement la géographie des paradis . Les cieux sont répartis en trois régions principales, chaque région comportant un certain nombre de paradis célestes. Les six premiers, immédiatement au-dessus du monde des hommes, sont les demeures des dieux. On retrouve ici le ciel des trente-trois dieux, le ciel de Tusita, etc. Au-dessus commencent les seize cieux de Brahmā, accessibles à ceux qui ont pratiqué la méditation bouddhique. Enfin, plus haut encore, se trouvent les quatre cieux transcendantaux, où l'esprit demeure en état d'extase. Au-delà de cette région, il ne reste à atteindre que le Nirvāna. Ce sont surtout les béatitudes des premiers paradis célestes qui ont été présentées à la dévotion populaire. Plus tard, lorsque s'est développé le culte du Bouddha Amitabha, le Bouddha de la Lumière infinie, un nouveau type de paradis a enflammé l'imagination : le « Paradis occidental », la « Terre du parfait bonheur » (Sukhavati) ou « Terre pure », située à l'ouest de notre monde, à une distance incalculable. Un texte célèbre le décrit : Dans ce pays, ô Sariputra, il n'y a ni peine physique ni douleur mentale. Les sources de joie y sont innombrables. C'est pourquoi ce pays est appelé Terre heureuse... Autour de lui se superposent sept voûtes emboîtées, sept rangées de rideaux précieux et sept rangées de bruyants villages. Il est orné de sept grandes terrasses, de sept rangées de palmiers, avec sept lacs couverts de lotus de toutes couleurs, aussi larges que les roues de chariot... Des oiseaux de toutes nuances y chantent la louange de la Loi. Partout y brillent les pierres précieuses et y retentit le son des cloches... Amitayus y vit entouré de ses fidèles, dont le nombre n'est pas aisé à compter... On reconnaît pourtant dans ce paradis du Bouddha Amitabha la structure du paradis bouddhique classique. Il s'agit d'un « vaste paysage, orné d'architectures légères : pavillons aériens construits sur pilotis, tours, porches, dais ou parasols, terrasses à balustrades et à gradins. Sur les arbres de pierres précieuses des oiseaux sacrés se posent ; tout autour, on voit voler des figures d'apsaras, ballerines célestes, ou de petits bouddhas descendre sur les nuages. Des groupes d'élus dansent au son d'instruments variés dont jouent les groupes de génies musiciens. Au premier plan, un étang couvert de lotus. Depuis le Bouddha jusqu'aux âmes nouvellement arrivées, tous les personnages surgissent d'un calice de lotus, dont la tige monte de l'étang. Le Bouddha central est assis en majesté sur le lotus qui s'élève au-dessus de toutes les limitations comme de toutes les impuretés du temps et de l'espace. Il diffuse autour de lui la lumière. Sa taille est supérieure à celle de ses deux grands acolytes et de tous les autres habitants de son royaume. Devant lui se dresse une table d'autel, avec deux bodhisattva porteurs d'offrandes » (H. de Lubac, Amida). Une telle vision du paradis se retrouve partout où le bouddhisme Mahāyāna s'est propagé, du Turkestan au Japon. L'autre monde selon Homère Dans la Grèce ancienne, on croyait que les âmes des morts descendaient du tombeau dans l'Hadès, vaste caverne qui s'étendait à l'intérieur de la terre. Là régnaient les dieux de l'enfer. Au-delà de l'Océan, se trouvaient les îles Fortunées, où étaient miraculeusement transportés les héros. Homère décrit les ombres des morts plongées dans une torpeur à demi consciente : elles ne retrouvaient leurs forces et leur mémoire qu'en s'abreuvant du sang des victimes. À Rome également, l'enfer, l'Orcus, était imaginé comme une grotte obscure plongée dans les ténèbres. Quant aux Étrusques, leurs enfers souterrains étaient peuplés de démons terrifiants. Toujours selon Homère, l'Hadès était arrosé par quatre fleuves, dont les eaux le séparaient du monde des vivants. Le vieux batelier, Charon, transportait les âmes des morts sur l'autre rive. Un chien monstrueux, Cerbère, gardait les portes de l'enfer. Il n'existait aucune distinction entre les coupables et les autres ; nulle récompense, ni punition. Et pourtant, même cette existence larvaire était préférable au sort de celui qui n'avait pas de funérailles. « Ensevelis-moi au plus vite, dit l'ombre de Patrocle à Achille, afin que je passe les portes de l'Hadès. Des âmes sont là qui m'écartent, m'éloignent, ombres des défunts. Elles m'interdisent de franchir le fleuve et de les rejoindre. » (Iliade, ch. XXIII, 71 et suiv.) Mais au chant XI de L'Odyssée, dans un passage de date plus récente, on rencontre les premières allusions aux châtiments infligés dans l'Hadès. Il est vrai qu'il ne s'agit pas des pécheurs ordinaires, mais de trois personnages mythologiques qui avaient commis de graves offenses contre les dieux : Tityos, Tantale et Sisyphe. Ulysse aperçoit le premier, étendu sur le sol : deux vautours lui déchiraient le cœur. Tantale, consumé d'une soif ardente, était « debout dans un lac dont l'eau, plus limpide que le cristal, affleurait à son menton » ; mais, chaque fois qu'il se penchait pour boire, l'eau s'évanouissait. Des arbres inclinaient jusqu'à lui leurs rameaux chargés des fruits les plus délicieux ; mais chaque fois que Tantale levait les mains pour les cueillir, un ouragan soudain redressait les rameaux tentateurs. Quant à Sisyphe, Ulysse le décrit travaillant des pieds et des mains pour hisser une roche énorme jusqu'au faîte d'une montagne : « Mais au moment où, hors d'haleine, il était tout près d'y placer cette masse, quelque force invisible la repoussait ; et, une fois de plus, retombait puis dégringolait la maléfique roche. » Enfer et paradis orphiques Il est probable que ce passage de L'Odyssée reflète des influences orphiques. Ce sont en effet les orphiques qui ont modifié la conception traditionnelle de l'autre monde. Selon leurs vues, on subit dans l'Hadès la peine des péchés qu'on n'a pas expiés sur la terre. En descendant aux enfers, l'âme sera châtiée ou récompensée suivant ses fautes ou ses mérites. « Les coupables sont condamnés à de longues souffrances. Plongés dans un bourbier, ils se verront infliger un supplice approprié à leur pollution morale, comme des pourceaux aiment à se vautrer dans la fange ; ou bien ils s'épuiseront en vains efforts pour remplir un tonneau percé ou pour porter de l'eau dans un crible, image, suivant Platon, des insensés qui s'abandonnent, insatiables, à des passions toujours inassouvies. En réalité, il s'agit peut-être de la punition de ceux qui, ne s'étant pas soumis aux ablutions cathartiques, doivent, dans l'Hadès, apporter constamment, mais en vain, l'eau du bain purificateur. » (F. Cumont, Lux perpetua.) Désormais, il existe deux séjours distincts, celui des bons et celui des méchants, les champs Élysées et le Tartare (l'Hadès). Les champs Élysées, situés par Homère dans les îles Fortunées, furent transportés dans l'empire de Pluton. Quant au Tartare, les orphiques * semblent le réserver à ceux que la gravité de leurs crimes, comme s'exprime Platon, a rendus incurables. Quand, par exemple, ils ont commis de nombreux et terribles sacrilèges, des meurtres volontaires, lâches et violents, ils sont précipités dans le Tartare et jamais plus n'en ressortent. Les non-initiés, c'est-à-dire tous ceux qui n'ont pas connu l'initiation orphique, vont souffrir dans un bourbier fangeux jusqu'à ce que, purifiés, ils renaissent à une autre existence terrestre. Le paradis orphique, promis aux initiés, était une région bienheureuse du monde souterrain, prairies émaillées de fleurs où abondent les arbres chargés de fruits, où les âmes se reposent dans une douce lumière, participent aux danses et aux chants sacrés, et festoyent à des tables dressées sous les ombrages de beaux jardins. Mais, puisque le chemin qui conduit vers l'autre monde est semé de périls, l'initié est averti de l'itinéraire qu'il doit suivre et des formules qu'il doit prononcer. Les inscriptions sur les lamelles d'or orphico-pythagoriciennes, trouvées dans les tombeaux des ive-iiie siècles, décrivent les deux chemins qui s'ouvrent devant l'âme. « Tu trouveras à gauche de la demeure de Pluton une source, à côté d'elle se dresse un blanc cyprès. Garde-toi bien d'approcher de cette source-là. Mais tu en trouveras une autre près du lac de la Mémoire, d'où s'échappe une eau fraîche, et devant elle sont deux gardiens. Dis-leur : « Je suis fils de la Terre et du Ciel étoilé, mais ma race est céleste et vous-mêmes le savez. Je suis altéré de soif et je me meurs. Vite, donnez-moi l'eau fraîche qui coule du lac de la Mémoire. » Et eux-mêmes te donneront à boire de la source divine et désormais tu régneras au milieu des autres héros. » La « soif du mort » est un thème qu'on rencontre abondamment dans les croyances de l'Orient antique et du monde méditerranéen. Sur une tablette orphico-pythagoricienne, il est écrit : « Je brûle et me consume de soif... » Dans l'enfer, le riche implore Abraham pour qu'il envoie Lazare et, en trempant le bout de son doigt dans l'eau, lui rafraîchisse la langue, « parce que je suis torturé dans cette flamme » (Luc, xvi, 24). Et le christianisme exalte le locum refrigerii, le « lieu de verdure et de repos », promis aux fidèles. Mais dans le nord de l'Europe, où la souffrance humaine se traduit en termes de basse température (froid, gelée, marais glacé), l'enfer est dit gwern (marais) et ses plus fréquents épithètes sont oer, oerfel (froid) ou rhew (glacé). Certes, les philosophes et les mystiques ont rejeté ces conceptions populaires de l'autre monde. Dans le discours qu'Ovide prête à Pythagore dans ses Métamorphoses, celui-ci critique l'image traditionnelle du Tartare : « Ô genre humain, que consterne l'effroi d'être glacé par la mort, pourquoi redoutez-vous le Styx ? Pourquoi des ténèbres infernales et des noms vides de sens, matière à poésie, et périls d'un monde fictif ? Les âmes sont exemptes de la mort et, abandonnant toujours leur siège antérieur, elles vivent dans de nouvelles demeures. Tout change, rien ne périt, le souffle vital circule, il va et vient de-ci de-là, et se saisit à sa guise d'organes divers ; des bêtes, il passe dans des corps humains, du nôtre dans ceux des bêtes, et jamais il ne se perd. » (Ch. XV, v. 153 et suiv.) Vers la fin du paganisme, surtout sous l'influence du dualisme oriental, une nouvelle formule s'impose. L'autre monde n'est plus imaginé comme une caverne creusée au sein de la terre, où descendent les ombres de tous les morts ; et d'autre part, l'Élysée et le Tartare ne sont plus considérés comme deux domaines contigus du royaume de Pluton. L'enfer et le paradis sont radicalement séparés dans l'espace : le premier est situé dans l'obscurité du sous-sol, tandis que le paradis est projeté dans la lumière éternelle du ciel. * membres des orphéotélestes (secte religieuse antique) Mircea ELIADE L'enfer dans le christianisme La notion chrétienne de l'enfer se différencie des conceptions archaïques et orientales par l'insistance sur le destin unique de la personne, dans une temporalité qui est non plus cyclique mais historique, et que le Christ aurait ouverte à l'éternité. L'enfer, condition de l'humanité déchue Dans l'Ancien Testament, le shéol (« lieu des morts ») désigne la condition spirituelle où se trouvent, après la mort, toutes les âmes : abîme obscur (l'Hadès des Septante, de a privatif et de la racine id, voir), où l'humanité « gît dans les ténèbres et l'ombre de la mort » (Luc, i, 79). Peu à peu, cet aspect tragique de la mort se révèle comme une dimension permanente de l'existence humaine séparée de sa source divine. Certes, les textes plus récents différencient dans le shéol plusieurs états, le « sein d'Abraham » pour les justes et la « géhenne de feu » pour les impies (du nom d'un ravin maudit près de Jérusalem, où les cadavres, rongés de vers, étaient brûlés (Is., lxvi, 24). Pourtant tous restent dans une situation de « vie morte » (Grégoire de Nysse) et les prophètes implorent une résurrection qui restaurerait les personnes dans l'unité indivisible du corps et de l'âme. Le Christ, vainqueur de l'Enfer Le Dieu fait homme va chercher l'humanité au lieu symbolique de sa plus grande séparation. Si « Dieu a délivré Jésus des affres de l'Hadès (Actes, ii, 24), c'est d'abord en l'y plongeant, mais sans jamais l'abandonner (ii, 31). Le Christ brise les portes infernales, annonce à tous les morts la délivrance (I Pierre, iii, 19), contraint l'Enfer à rendre ses prisonniers (Hébr., ii, 14 ; Apoc., i, 18 et xx, 13 ; Matth., xxvii, 52 et suiv.). Étant « descendu dans les régions inférieures de la terre » (Éph., iv, 9), symbole traditionnel d'un état de pesanteur et de déréliction, il peut enfin « remplir toutes choses » de sa lumière (Éph., iv, 9 et Philipp., ii, 10 et suiv.). La Rédemption constitue, pour l'humanité, la libération de l'Enfer. L'Église est le lieu sacramentel et l'instrument de cette victoire (Matth., xvi, 18). Ouvertement, au retour glorieux du Christ, Dieu sera « tout en tous ». C'est l'ἀποκατάστασις τω̃ν ἀπάντων, restauration et plénitude universelles (Actes, ii, 21). Toutefois, l'homme, répondant à l'amour par l'amour, doit accueillir volontairement cette plénitude pour la ressentir comme joie. Or, selon un adage patristique, « Dieu peut tout, sauf contraindre l'homme à l'aimer ». Ainsi s'ouvre la possibilité de la « seconde mort » (Apoc., xxi, 8) : « L'amour divin agit de deux manières différentes : il devient souffrance chez les uns et joie chez les autres. » (Isaac le Syrien, Homélies spirituelles, XI, 1.) Orient et Occident En Orient, Origène a fait de l'« apocatastase » la certitude du salut universel : tous, même les démons, seront restaurés dans leur plénitude originelle après s'être purifiés dans les « éons » infernaux et avoir compris que seul Dieu, et non le mal, peut rassasier leur soif d'infini. Condamné comme doctrine par le concile de Constantinople en 543, surtout parce qu'il ouvre la porte à une conception de la métempsycose et du temps cyclique contraire au dogme, l'origénisme a été assumé comme spiritualité. Tendue vers la Parousie, l'Église prie pour tous les morts, il ne peut y avoir d'enfer définitif avant le Jugement dernier (c'était déjà la conception des Pères subapostoliques : saint Irénée de Lyon et saint Hippolyte). Quant au salut universel, il devient l'espérance et la prière des plus grands saints. Isaac le Syrien priait « même pour les démons ». En Occident, une position analogue a été soutenue par saint Ambroise de Milan, pour qui « le même homme est à la fois sauvé et condamné ». Mais, dans l'oubli de la descente aux enfers, la scolastique a élaboré une conception judiciaire de l'enfer : tout homme qui meurt en état de péché mortel descend immédiatement en enfer pour subir la privation éternelle de Dieu (le « dam ») et un supplice approprié au péché (le « sens »). La Réforme a voulu retrouver la grâce souveraine de Dieu, qui triomphe du concept humain de justice, mais l'a tragiquement objectivée dans la doctrine de la double prédestination ; jusqu'à ce qu'au xxe siècle le grand théologien réformé Karl Barth affirme que seul le Christ est doublement prédestiné, à mourir et à ressusciter, pour le salut de tous : version nouvelle de l'« apocatastase », mais qui fait peu de place à la liberté humaine. En Europe occidentale, au xixe siècle, c'est la pensée républicaine socialiste qui a réclamé, avec Hugo, la « fin de Satan ». Dans cette ligne, Péguy et Papini ont ranimé la vieille aspiration au salut universel. Aujourd'hui, dans la plupart des confessions chrétiennes, l'accent est mis sur l'intériorité de l'enfer et la liberté tragique de chacun, le salut étant l'humble attention à « la joie de l'amour du Christ : qu'est-ce que la géhenne, devant la grâce de sa Résurrection ? » (Isaac le Syrien, Traités escétiques, 60e traité). Olivier CLÉMENT Bibliographie * J. T. Addison, La Vie après la mort dans les croyances de l'humanité, trad. de l'angl., Paris, 1936 * J. J. von Allmen, « La Mort », in Vocabulaire biblique, Neuchâtel-Paris, 1954 * K. Barth, « L'Humanité de Dieu », in Cah. du Renouveau, no 15, 1956 * N. Berdiaeff, De la destination de l'homme, Paris, 1935, rééd. L'Âge d'homme 1979 * O. Clément, Transfigurer le temps, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel-Paris, 1959 ; « Notes sur le mal », in Contacts, 3e trim. 1960 ; « L'Enfer et la communion des saints », in Sources, Paris, 1982 * Y. Congar, J. Daniélou et al., Le Mystère de la mort et sa célébration, Cerf, Paris, 1951 * E. Cumont, Lux perpetua, Paris, 1949 * M. Eliade, Traité d'histoire des religions, Payot, Paris, 1949, rééd. augm. 1983 ; Histoire des croyances et des idées religieuses, 3 vol., ibid., 1979-1983 * P. Evdokimov, L'Orthodoxie, Delachaux et Niestlé, 1959, réimpr. Desclée De Brouwer, 1979 ; Gogol et Dostoievsky. 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