SOURCES DE LA MORALE, Roger Caillois, rédaction 1942 dans : LE ROCHER DE SISYPHE, publication 1946 Voici un texte, écrit en pleine Seconde Guerre mondiale, à Buenos Aires (le bon air) en Argentine, par l'auteur de « Le Jeu et les Hommes » et de « Bellone la pente de la guerre », réfléchissant le sens de la morale dans notre civilisation. Je cite (les 3 1ers paragraphes de) ce texte, car il apporte de la compréhension dans ce qui est en jeu dans nos sociétés : des forces opposées et contradictoires qui reposent sur la conviction jusqu'à provoquer le conflit, activité sublimée dans la guerre. Roger Caillois (1913-1978) a alors 29 ans (en 1942). Ce texte est commenté [entre crochets] et questionné, son intérêt est qu'il touche la contradiction des motivations mise ensemble dans les sociétés formant la civilisation. Ce texte est une amorce comme une question à vouloir savoir où disposer la valeur des actes qu'un être humain est supposé agir durant sa vie (en société : une vie humaine n'est que sociale, même isolée). Il dévoile quelques ironies crues vraies qui motivent les êtres humains à agir dans l'absurdité, contre leur propre intérêt, niant même cet état de fait. Son style paraît aujourd'hui légèrement maniéré (à exagérer l'effet), mais restons attachés aux idées émises. SOURCES DE LA MORALE Il est plus d'un philosophe [lesquels ?] pour accuser [motivation de l'action policière] la civilisation [1] de ruiner les moeurs [comportement social]. Sans doute ont-ils raison. Ils ne s'accordent pas pourtant sur ce qu'elle détruit. La conscience, dit l'un ; et l'autre : l'énergie [? qui a-t-il lu pour avancer ces fadeurs ?]. C'est pourtant la même malfaisance qu'ils incriminent [1]. Encore une fois, VAILLANCE et HONNETETE paraissent inséparables, comme déjà le suggérait le vocabulaire où DEMORALISER NE SIGNIFIE PAS CORROMPRE, MAIS DECOURAGER. Le courage serait-il nécessaire à la vertu ? [2] Et comment arrive-t-il qu'on reproche à la civilisation de leur nuire à ce point ? C'est à elle pourtant qu'on doit les règles qui forment la morale et qui gênent l'homme si fort dans la poursuite de son plaisir ou de son intérêt [3]. On se demande d'ailleurs d'où vient qu'il se les soit imposées [4], tant il les supporte avec peine et tant il doute qu'elles soient fondées avec raison [5]. Il faut avouer qu'au coeur des Etats bien policés, chacun aperçoit surtout combien elles sont dangereuses à suivre pour sa prospérité et même pour sa sauvegarde [6]. Est-il honnête, on le dupe aussitôt ; s'il est généreux, un fripon en profite [+]. On se moque de la victime au moins autant qu'on la plaint. Il n'est vertu qui ne fasse passer pour un sot celui qui la pratique [7]. Il est tentant de simuler seulement qu'on est honnête et, pour le reste, d'agir à sa guise. La société, la plupart du temps, ne demande pas davantage [8]. Sans doute, il y a des lois, dont la crainte, dit-on, est le commencement de la sagesse [9]. Il est douteux qu'elles soient celui de la moralité [10]. Car on concevra difficilement qu'on puisse fonder celle-ci sur l'appréhension [+]. Les lois n'invitent qu'à la prudence [11]. Chacun prétend les avoir pour soi et s'abriter derrière elles jusque dans ses mauvaises [intentions] actions. Elles ne sont jamais si complètes ni si bonnes qu'un habile homme n'y puisse réussir. Il les respecte, les tourne ou manoeuvre pour échapper, le cas échéant, au châtiment qu'elles prévoient. Voilà tout [12]. Qui ne se convaincra que, dans ces conditions, le mieux n'est de faire en sorte d'obtenir le plus en risquant le moins ? [constance sociale] L'idéal ne serait de ne rien risquer du tout [conditionnel inutile, loi économique commune : le rêve du banquier]. Il est peu de mortels satisfaits de leur sort ; mais moins encore qui, pour le changer, s'engageraient dans quelque aventure incertaine. La paresse, la timidité, l'accoutumance font taire l'ambition [la lâcheté crée la dictature sociale]. Chacun considère la tranquillité comme le premier des biens [la paix n'est pas la lâcheté]. Or il n'est rien qui ne conseille si vivement l'égoïsme, et le plus facile de tous : celui qui s'abstient [par peur]. Voilà qui cause à la fois la ruine de la vertu et celle de la vigueur [la peur, la lâcheté]. Les moeurs sont adoucies, la violence condamnée [meurtre, torture]. Tous savent qu'il faut sauver les apparences [+ important que le fond, perverti le sens fondateur de la société humaine] et qu'on ne gagne rien par la brutalité [sauf l'obéissance et la soumission par la peur d'avoir mal : bobo aïe]. On l'abandonne pour la fourberie et tout moyen de parvenir qui ne demande même pas qu'on soit brave [base de l'escroquerie]. Certes, en ce sens, nul doute que la civilisation [ensemble de sociétés] ne constitue une manière de prime à l'hypocrisie et à la faiblesse [en effet, une société sert à rassurer les peureux et les peureuses]. Elle montre dans la vertu un luxe coûteux, sinon une simple sottise et dans le même temps réprime autant qu'elle peut l'usage de la force. Comment s'étonner après cela que prospère une race sans énergie ni principes que la lâcheté seule, le plus souvent, préserve du crime ? [+] Je tiens pour miracle qu'il subsiste de la moralité dans le monde. Je ne crois pas que la bêtise la maintienne, car les hommes ne sont pas si dépourvus de bon sens qu'ils n'aperçoivent pas très vite l'avantage d'être malhonnêtes [13]. JE N'IMAGINE PAS TROP QUE LA CRAINTE D'UN CHATIMENT ETERNEL DANS UN AUTRE MONDE LES EMPECHE DE SE MAL CONDUIRE DANS CELUI-CI [+]. L'autre monde est si lointain [+]. En tout cas, je n'ai jamais vu ceux qui professent une telle croyance se conduire sensiblement mieux que ceux à qui elle fait défaut [14]. Mais si c'est la sécurité qui amollit l'homme, de l'épreuve ne sera-t-il tirer à la fois RECTITUDE et FERMETE [juste solide] ? Il faut absolument qu'il possède l'une et l'autre. Car s'il est retenu par la peur, où est son mérite ? [la lâcheté n'a aucun mérite] S'il n'est fort que pour poursuivre impunément son caprice, quel motif le retiendra des pires excès ? [tant qu'ils nuisent pas aux autres en dehors de l'hypocrisie morale] Et si c'est contraint qu'il renonce à prendre pour maxime son plaisir et son avidité, sa réserve perd aussitôt sa valeur [sauf par le masochisme, source de plaisir échappatoire qui transforme le supplice en orgasme jusqu'à donner un sens à vivre : les esclaves qui réclament du travail]. Il n'est ainsi qu'un moyen, il me semble, de sortir de cette difficulté : c'est que la contrainte surgisse de son action même et qu'il [l'être humain] demeure toujours libre de s'y plier ou de s'y soustraire. C'est pourquoi je soupçonne que les sources vives où la moralité jaillit et se renouvelle ne se rencontrent pas dans les lieux où l'homme se trouve le plus à son aise et où tout est conçu pour son confort [sociétés occidentalisées]. On les découvre dans des sites plus sauvages [qui nécessite la vaillance. Mais l'exemple de la conquête de l'Amérique par les Européens montre le contraire : la réalisation du + grand génocide de l'histoire de l'humanité]. Là où la civilisation est installée, je ne doute pas que la moralité ne se corrompe [par sédentarisme ? quel rapport ?]. Mai là où on la fonde, les vertus sont nécessaires et c'est en ces terrains encore vagues qu'elles rajeunissent leur autorité [rajeunissent leur autorité ? = ?]. L'homme n'en a jamais fini avec la civilisation : il travaille toujours à l'aménagement du monde [+] et à la maîtrise de lui-même [-][15]. Quelque grande ambition ne cesse de tenter son ardeur. En pays conquis, il est naturel que le laisser-aller s'introduise : rien de terrible ne vient soudain rappeler à l'ordre celui qui s'endort. Il se divertit et discute à son aise ; bientôt, n'acceptant plus d'obligation d'aucune sorte et n'en ressentant plus, il se prétend affranchi de tout préjugé. Il le fait sans péril [la croyance convaincue préjugée ; en réalité, chacun est l'exploité d'un autre]. Mais aux Marches de l'Empire, il faut veiller. La moindre incartade est mortelle [des ennemis vengeurs]. Sans vaillance et sans discipline, tout s'écroule, tout recule [la conviction de l'Empire conquérant militaire]. Sur ces frontières mouvantes, où des pionniers intrépides poussent sans cesse la civilisation, tout revêt sa juste importance et prend sa véritable place [dans le combat ?]. Or il est toujours quelque contrée qu'il est l'heure d'annexer à l'Empire [? le désir immaîtrisable de vouloir guerroyer]. L'univers est inépuisable [croyance aujourd'hui non crédible] et la civilisation invente de nouveaux hasards au moment même où son progrès diminue la rigueur des anciens [?]. A peine a-t-elle domestiqué les mers qu'elle songe à une autre entreprise, plus audacieuse encore. Elle n'a pas fini d'assurer les routes de l'Océan, et elle pense déjà à en ouvrir dans les cieux de plus rapides et de plus incertaines. L'effort est toujours le même. Il exige toujours les mêmes rares qualités. C'est en ces postes avancés que l'homme connait à quoi servent les vertus [Caillois se rassure et confond guerre et conquête]. [paragraphes suivants : hommage à la vaillance, au style légèrement pompeux et lyrique qui n'apporte pas de nouvelle question au sujet traité] nOTES DE SENS [1] comment peut-on reprocher quoi que ce soit à la civilisation ? est un non-sens. Civilisation qui est la désignation d'un fait. La civilisation est un ensemble de comportements sociaux dominants identifiés sur une longue période. Que peut-on reprocher à ça ? Notre civilisation occidentale commence avec les idées Hellènes de la Grèce Antique (philosophie) il y a 2 500 ans, puis recommence avec la conquête chrétienne monothéiste (politique) en imposant des lois pour instaurer un patriarcat intolérant et pervers. [2] signifie que la vertu (du latin « virtus » = qualités qu’un homme doit posséder) sans courage ne peut exister ? Signifie que le courage (l'effort de la volonté) est la qualité ultime d'un être humain. [3] Dire que la civilisation produit les règles morales de comportement non, ses sujets la maintiennent pour entretenir un pouvoir politique centralisé édicté par les lois et réalisé par la police ; et, « qui gênent si fort l'homme dans la poursuite de son plaisir ou de son intérêt » montre le contresens de l'usage de la règle qui interdit. L'interdit ne sert qu'à sa transgression (pour les courageux, pas pour les lâches). La loi ne régule que les lâches. [4] les mêmes se seraient imposés des lois qui empêchent leur épanouissement : une autofrustration volontaire ? Non, il s'agit toujours d'un rapport de force (combat) entre 2 intérêts opposés, entre 2 convictions opposées. 1. L’obéissance et l'ordre dans la communauté créent sa prospérité = travail obligatoire où sa perversion réside dans le privilège (hors la loi) des commandeurs ; et 2. La responsabilité individuelle crée la prospérité de la communauté = respect de la liberté en prenant soin les uns des autres. On l'aura reconnu, en la caricaturant la 1ere est une intention militaire (de conquête des autres) et la 2d est une intention artistique (de conquête de soi). [5] La loi ne sert pas la raison, elle sert à obéir (et la police à faire obéir au nom de la loi). [6] la loi immuable où perverse (qui se contredit) est dans une dictature, une société totalitaire, où la domination est maintenue par la terreur (directe = franche, ou indirecte = hypocrite) une constante mise en danger (danger du latin « dominium » = maison < domination = ne pas pouvoir agir par soi-même = être possédé par la peur de désobéir) des populations soumises (sans force au travail). De l'autre côté, une loi « habilement » détournée (sans être vu ni pris) est un gage d'intelligence (en dehors du privilège du pouvoir politique). Où le « pigeon obéissant » se fait plumer. Le pigeon a le visage de l'emploi (la tête du méchant rebelle, mais piégé idiot par son apparence), alors que le criminel cultive le visage de l'innocence (dans la convention). [7] En effet, ici les cathos (branche chrétienne de croyants monothéistes) passent pour des imbéciles par leur naïveté franche ou simulée ; et des menteurs pervers (qui masquent leurs dérangements sexuels à désirer le viol). [8] Le fonctionnement social basé sur l'obéissance force l'attitude « de la façade » (apparence honnête et courtoise) pour dissimuler le fond de ses intentions (le secret) d'exploiter les autres à sa guise, dans le seul but d'être valorisé par le servage et l'obéissance des autres pour soi. La mesquinerie d'usage des êtres humains frustrés en société. [9] Ce dit-on est un contre-sens : la réflexion dont la raison a besoin pour se développer, est bloqué dans la contrainte de la crainte. Craindre fait obéir pour ne pas être puni. La crainte est l'outil psychologique (comme le sentiment de se sentir coupable) qui fait perdre son autonomie à chacun et chacune : sa raison. [10] Pour Caillois, craindre n'est pas moral. [11] La prudence de ne pas les transgresser ? [12] Le jeu social de la domination. Passe par la manipulation des lois : les faire contredire pour annuler le procès, est le rôle pervers le l'avocat qui par la parole rhétorique va faire adhérer la majorité à son opinion. Au contraire de la philosophie, pour laquelle un seul argument suffit. [13] L'avantage de la malhonnêteté est une évidence dans nos sociétés occidentales pour obtenir ce que les autres n'ont pas : elles cultivent l'avidité et l'égoïsme, ainsi que la bêtise, car pour « gagner » contre l'autre, tous sont prêts à détruire leur contexte vital. [14] Le viol des enfants par les prêtres chrétiens fait la chronique depuis l'instauration de l'école par l'Eglise à partir du XIVe siècle, jusqu'aujourd'hui. [15] L'investissement colossal et la confiance que l'humanité donne à l'automation des machines (programmes automatiques) qui gèrent jusqu'aux goûts des utilisateurs revient à renoncer à la maîtrise de soi pour être alité automatiquement, ou le comble de la lâcheté. Suite : Qu'on se représente ainsi la vie des pilotes de ligne aux temps encore aventureux de l'aviation. Je me souviens des ouvrages où l'un d'eux, écrivain admirable, en a conté les angoisses, quand suspendus entre ciel et terre, ses compagnons ou lui-même cherchaient à éviter la tourmente ou a retrouver la route perdue. Partout et à chaque instant, la mort, à l'affût de nouvelles victimes, les guettait sous plus de masques divers que l'imagination n'en savait concevoir. C'était la neige des Andes ou les sables lybiens ou la mer, tant d'immensités inclémentes et solitaires où l'homme ne rencontre jamais rien que d'hostile et d'accablant. ... * * * Quand la vie est en jeu et qu'il faut lutter pour la défendre, tout perd son importance qui ne l'aide pas à la sauver. Le reste est vétille.